Lilyan Kesteloot : Faro peut-elle mourir ?

Lilyan Kesteloot

La disparition de Lilyan Kesteloot, le 28 février 2018 à Paris, a fait suer d’émotion et de douleur. Source d’une souffrance largement partagée, elle est contée dans les marques de compassion et les témoignages de ceux-là qui, partout dans le monde, portent l’épreuve de son deuil. Cela ne saurait surprendre : Lilyan était un esprit singulièrement attachant, une individualité scientifique remarquable et d’une empathie rare. C’est donc logique, malgré son âge, que sa mort soit ressentie, par ceux qui l’ont connue ou approchée, comme un drame, une « chose qui n’aurait pas dû arriver ». Elle s’est donnée sans réserve et la perte est énorme.

Comme dit le chanteur-poète seereer, c’est lorsque la mort frappe l’homme de mérite que l’on comprend combien engendrer est aussi source de douleur et de tristesse. Comme figée dans une affliction collective, voici donc que sa famille se lamente. « La mort, écrit Henry Maldiney, ne nous dérobe que ce qui nous est cher : cet être-ci. Or le dérobement de l’étant est la révélation la plus aiguë de son être. C’est dans le retirement et la perte, dans l’éminente imminence du disparaître que l’individu singulier se montre soudain et à jamais irremplaçable. » Ainsi, si la lamentation est l’honneur qui appartient aux morts, comme il est dit ailleurs, pour les vivants, elle reste la parole bien fondée qui enchante la douleur, permet de sortir de l’abîme de la mort et réconcilie avec la réalité.

Dans le panthéon commun à la plupart des sociétés ouest-africaines figure Faro, divinité tutélaire, dont les initiatives heureuses au profit de l’humain continuent de remplir notre présent et d’inspirer nos manières de jouer la culture. Locataire de l’« Œuf du monde », à l’aube du monde bambara-mandinka, Faro « est ordre, perfection, beauté, eau, lumière. » C’est elle qui réorganise l’univers à la suite du désordre initial et établit l’harmonie et la connivence à la base de l’habitation. Puis, après avoir semé les graines indispensables à l’existence et créé les poissons en guise de nourriture, elle remonte au ciel.

En ce moment où la folle douleur de notre cœur nous donne quelque répit pour pleurer celle qui fut pour nous une mère dévouée, nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher son action de l’œuvre de cette « divine volonté ». Qu’on nous pardonne la comparaison si elle est sacrilège. Mais pour nous qui avons cheminé sur le terrain de la recherche avec Lilyan pendant plus de quarante ans, un tel rapprochement n’est ni excessif ni inapproprié, car Lilyan n’avait pas une culture de « vie minuscule ». Habitée très tôt par une passion, une ivresse de savoir inépuisable, elle brillait de qualités rares, voire exceptionnelles.

Elle se révèle au monde et à la culture en 1961 avec sa première thèse sur les écrivains noirs de langue française, le déclic qui lui permit de côtoyer la communauté intellectuelle noire à Paris, de participer aux événements majeurs de l’époque et de se placer dans son siècle pour y assumer le rôle privilégié de témoin et de mémoire. Ainsi débute sa geste, l’expérimentation d’une vie nourrie de grands sentiments ; un parcours individuel en Afrique, à l’issue duquel elle s’invente un destin. Après le Cameroun, le Mali et la Côte-d’Ivoire, Senghor, l’initié seereer, flairant sans doute en elle la femme porteuse d’un destin prodigieux, l’accueille au Sénégal et l’adoube en lui proposant la création du Laboratoire de Littératures et Civilisations africaines à l’IFAN. Séduite par le challenge, Lilyan décide d’habiter. Dès lors, elle fait de l’Afrique sa demeure et de l’IFAN son lieu intime, un cadre d’expérience de la littérature orale qu’elle destine, par la recherche et l’enseignement, à une autre piste de vie. Au moment où la plupart de ses collègues africains et européens entretenaient le doute sur le potentiel littéraire des traditions orales, avec pugnacité elle s’évertue à convaincre que cette matière relevait d’un savoir dynamique.

Quel labeur ! Quelle moisson de thèses et de mémoires soutenus ! Du doctorat de 3e cycle de Amadou Ly, première thèse soutenue sous sa direction à l’université de Dakar en 1978, à notre thèse d’État, le dernier travail qu’elle a encadré en 2012, Lilyan n’a jamais cessé de semer des graines du savoir et d’enfanter des destins universitaires. Son engagement a donné au Sénégal et à l’Afrique une génération de chercheurs et de formateurs de talent. De la publication de sa thèse, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature (1963), à La littérature orale : patrimoine immatériel de l’Afrique, manuscrit qu’elle nous a laissé entre les mains au moment de nous quitter, elle ne s’est jamais égarée. Dans le champ des études africaines, Lilyan fait figure d’éducatrice émérite ; elle est un véritable cas de figure. Son cœur, particulièrement ouvert, ignorait la rancune, arme et bouclier du faible contre qui les poètes vagants mettaient en garde. Ni le rayonnement de son nom ni la reconnaissance de son œuvre n’ont jamais pu entamer son humilité et son sens inné du partage du savoir. Soucieuse de faire de la littérature orale une discipline de référence, elle s’est ingéniée à lui ouvrir des brèches, des horizons enclencheurs d’expériences pluridisciplinaires qui, ensuite, permirent aux chercheurs africains et européens de se rencontrer et d’échanger. Le Réseau euro-africain de Recherches sur les Épopées (REARE) est le fruit de sa quête d’excellence. Pour avoir accompli la tâche assignée à son existence, elle peut partir tranquille.

Il reste toutefois à veiller à la sauvegarde de son héritage, notamment à numériser l’inestimable patrimoine qu’elle a légué à l’IFAN Ch. A. Diop, une importante réserve de cassettes audio et de manuscrits, et à souhaiter que le laboratoire qu’elle a fondé, soit, comme acte de fidélité à sa mémoire, rebaptisé « Laboratoire de Littératures et Civilisations africaines Lilyan Kesteloot ». Sa vie parmi nous a été un bonheur.

Si la mort, comme on dit, est le lot des hommes, elle a trouvé Lilyan prête. Sans conteste son œuvre a l’index d’une « validité exemplaire ».

Que la lumière, comme disent les Seereer, dessine sa route (Yaasam o njeek o ndan a adwanin) !

Amade Faye, Chef du Laboratoire de Littératures et Civilisations africaines de l’IFAN Ch. A. Diop